Le pays natal du Christ fut le seul endroit où Il se trouva sans abri. Plus étrangement encore, le mystère se vérifie dans I'histoire et le destin profanes de ce lieu consacré. Le lieu de l'Incarnation semble avoir été frappé au sceau des négations de l'Incarnation. Avant la venue du Christ, la région était gouvernée par ces juifs dont le haut monothéisme finit par se raidir et s'étrécir en un violent refus de l'Incarnation. Après la venue du Christ, elle fut gouvernée par ces musulmans qui interprétaient le monothéisme essentiellement comme un refus de l'Incarnation, tout accomplie qu'elle fut. Et entre les systèmes mosaique et musulman, qui insistaient sur une divinité sans corps avant et après le Christ, la région produisit une multitude de développements mystiques rivaux mais tous tendus vers la même représentation désincarnée. On oublie trop souvent que les monophysites, venus avant les musulmans, avaient fondamentalement le même caractère. Les hérésies se pressaient dans toutes les cités du Proche-Orient sur toutes les routes foulées par les apôtres, et toutes niaient bruyamment la doctrine de la double nature du Christ, paradoxe essentiel de l'Incarnation.
On sait que les monophysites étaient l'exact contraire des modernistes. Si les plus récents hérétiques sont des humanistes, et cherchent a simplifier l'Homme-Dieu en affirmant qu'll ne fut qu'homme, les hérétiques d'alors Le simplifiaient en affirmant qu'Il n'était que Dieu. Mais ces anciens mystiques portaient en leur cœur la même horreur que les musulmans : horreur ďun Dieu s'abaissant en devenant humain. Ils étaient, pour ainsi dire, des anti-humanistes. Ils voulaient bien croire qu'un dieu s'était montré au monde d'une façon ou d'une autre, comme un fantôme ; mais non qu'il avait été fait de l'argile du monde, comme un homme. Et ce qui est remarquable, c'est que les cris d'horreur suscités par la simple évocation d'un tel blasphème semblent avoir été plus furieux et sonores à proximité du lieu où il avait été prononcé.
II faudrait être un monstre pour demeurer insensible au spectacle du pauvre moderniste, de l'humaniste, du critique radical qui pleins de confiance s'en vont chercher les véritables origines du christianisme dans le pays d'origine du Christ. Ces chercheurs s'imaginent naturellement que plus ils approcheront des pierres de Jérusalem ou de I'herbe de Galilée, plus l'histoire leur semblera simple ; qu'au lieu où Jésus vécut sa vie humaine, Il apparaîtra logiquement plus humain qu'ailleurs ; que Son environnement naturel en somme fournira une explication naturelle. Si le critique s'occupait d'un roi ou d'un héros historique comme il y en tant, son raisonnement serait juste ; il faudrait aller chercher ces grands hommes chez eux, où ils déposèrent un instant l'épée, la couronne, et les terribles postures de l'histoire. Mais le critique s'occupe du déconcertant charpentier de Nazareth, et son raisonnement s'effondre. Il n'existe pas de tradition purement humaine d'un Jésus purement humain. Si les combats et les disputes des religions grecque et judaïque ont laissé la trace d'une tradition christologique, ce fut toujours celle d'un Jésus purement divin, et les traditionnalistes, en l'occurrence, étaient furieusement enclins à soutenir la pleine et exclusive divinité du Christ. Hors l'Eglise catholique et apostolique on ne trouve pas la moindre prétention à déclarer Sa pleine humanité. Et surtout, c'est là l'intérêt du paradoxe, l'Église catholique proclama cette humanité avec une force croissante à mesure que le souvenir du Christ quittait Son premier foyer humain. Comme l'Eglise marchait vers I'occident, elle emportait avec elle, dans une exaltation et une certitude sans cesse grandissantes, la chose humaine et corporelle qui avait été faite chaire à Bethléem ; ne laissant derrière elle qu'un fantôme pour les gnostiques, une idole dorée pour les hérétiques grecs, et pour les musulmans l'ombre évanescente d'un prophète.
G.K.Chesterton, La Chrétienté à Dublin